Cette toile a un mystère invasif que les peintres qui visitent l’exposition du travail d’AÏNI, reconnaissent, ou plutôt ressentent. Outre les reliefs de bourre, AÏNI a travaillé le fond de cette toile comme on creuse d’abandon, en marquant de sillons le mur qu’il faut quitter. C’est de l’eau qui ruisselle et qui entraîne le regard dans la chute de corps qui glissent, sans résistance, comme on disparaît dans le sommeil.
Dans cette chute sans fin, aux horizons immenses, l’œil ne s’accroche que pour suivre le lit saccadé d’un ruisseau. Il n’y a pas de ligne pour arrêter le regard, pas de visage pour y chercher un écho à soi-même, juste un inexorable mouvement.
Une chute de corps, d’âmes, d’esprits, de pensées, de regrets. Une chute gigantesque et insatiable. Pourquoi ce titre ‘sans sentiments’ ? Peut-être est-ce l’esprit vidé de douleurs, épuisé d’effroi, qui, seulement alors, peut regarder sans émoi, sans sentiment, en attendant son tour, la chute des milliards d’êtres qui vécurent avant lui et qui lui semble immobile à l’attendre.
Une curieuse idée de silence, un silence profond mais qui pourtant n’est pas muet. Un silence comme un regard, bien au-delà de la pensée, bien plus que de la pensée, et qui parle.
Qu’imagine AÏNI, dans la pénombre de l’atelier, au jour naissant ou finissant, assis, le regard flottant et bu par cette toile. Il se lève à demi, mais qu’ajouter ou gommer, l’œuvre avait tout dit et commandé ses gestes. Lui aussi entend ce silence prodigieux, c’est la voix de la toile qui maintenant lui parle.