La feuille regarde le tronc, elle en est bien éloignée. Elle le regarde avec la respectueuse crainte de son éternité.
Elle sent, elle ressent, les chaudes pulsations sous la rudesse de l’écorce de la longue branche qui la porte.
Elle se sent magnifique, elle est l’arbre tout entier, mais pourtant elle craint le tronc et même sa branche, tout comme elle craint toutes ces autres branches, celles qui au vent lourd d’automne ou glacé de l’hiver, bougent et balancent ces autres feuilles, si bruyantes, si effrontées, si fuyantes.
Elle le sent, elle le ressent, elle est toutes ces feuilles, elle tout ce bois, et pense.
L’arbre aussi pense. Il se sait buisson et son tronc vibre des mille autres troncs qui eux même sont buissons.
L’arbre sent et ressent le fourmillement de la forêt au cœur de son bois.
L’arbre sent et ressent les branches, celle qui se disent maîtresses et celles qui en sont issues.
L’arbre sent et ressent les souples brindilles qui portent ses enfants et pour qui il est lui.
L’arbre, dont les bras déchirent le ciel, n’oublie pas qu’au nadir de la plus haute feuille, plonge une avide ramure qui déchire le sol.
La ramure pense.
Elle pense à la feuille que son ouvrage nourrit et que la feuille ignore
La feuille s’interroge, elle doute de sa branche,
elle doute de son tronc,
elle doute du bruissement qui l’entoure,
elle se souvient d’autres paysages,
d’autres saveurs de rosée,
de vents différents.
Le tronc lui répond que comme ses sœurs elle appartient à la forêt,
qu’à son tour elle nourrira,
qu’elle peut partir mais restera toujours attachée à cette branche si ramifiée, si puissamment ancrée.
Il lui dit que ses doutes sont des rêves.
Il dit que lui-même doute, qu’il se sent multiple, qu’il se sent buisson,
que ses branches ne sont pas que les siennes,
que ses feuilles sont un nuage,
qu’il est de passage dans l’immobilité de la certitude,
qu’il n’est que l’intermédiaire entre le ciel et la terre.
Il dit que se sont les feuilles qui le veulent unique.
le tronc pense que chaque feuille traverse son âme pour puiser la vie dans les profondeurs de l’humus qui le porte.
Les racines s’éparpillent, telles des branches avides de ciel
est-ce la terre qui les obligent ou elles qui l’emprisonnent
Leur domaine est d’eau, de sel, de minéraux
Là-haut c’est l’air et la pluie aussi ; mais surtout l’air
ici nul vent n’agite le gigantesque réseau
qui soudain surgit en tronc puis devient branches et feuilles
Le tronc bat d’un cœur invisible et contraint ces artères de sève
à n’être que cylindre
Mais la sève hurle d’une envie prodigieuse
elle éclate en houppier, silencieux champignon d’une explosion de vie
Elle se fait branches, rameaux, branchioles, brindilles
Elle s’épanouie en bourgeons, en feuilles, en tendre écorce que le temps cornera
La sève est un fleuve puissant qu’aucune oreille n’entend
Que toutes les feuilles attendent